Et si on écoutait la pensée de philosophes contemporains ?
J’aimerais vous présenter Cynthia Fleury : philosophe, psychanalyste et chercheuse à l’Institut des Sciences de la communication. Elle est également professeur de philosophie politique à l’American University of Paris. Elle travaille sur les outils de la régulation démocratique.
Il y a quelques mois, ma sœur, philosophe de formation, m’avait vivement conseillée de lire l’ouvrage de Cynthia Fleury : « Les pathologies de la démocratie ». Je m’y suis plongée et un chapitre a fait résonnance à ma conviction que l’Ecole était à réinventer.

Je vous laisse découvrir sa pensée :
« Ma conviction profonde (…) c’est que l’école est le haut lieu du politique et que s’il est un rôle dont on sous-estime la portée, c’est bel et bien celui de l’enseignant.
Si, aujourd’hui, la démocratie tend à l’entropie (degré de désorganisation ou de manque d’information d’un système) et la société à l’endogamie (obligation, pour les membres d’un groupe social défini (tribu, lignage, etc.), de contracter mariage à l’intérieur de ce groupe), c’est parce qu’il se joue quelque chose à l’école – ou plus exactement, parce qu’il ne s’y joue plus rien.
Si l’on veut préserver l’énergie de la démocratie, il est certain qu’il faut « éduquer » les élèves afin qu’ils soient en état de poursuivre l’invention de la démocratie, c’est-à-dire de réformer le projet politique de la démocratie. En un mot, il ne faut pas former des « suiveurs » mais des réformateurs, des concepteurs, des inventeurs de la norme. L’école est le lieu où doit s’imaginer la norme politique de demain, de lieu de l’innovation démocratique. (…)
Or, force est de constater que l’école s’échine principalement à former des non-perturbateurs, pensant qu’elle préservera d’autant mieux la santé démocratique qu’elle engendrera des conformistes. (…) En enseignant uniquement la norme et non sa remise en cause, on met en place l’inévitable entropie ; on orchestre le déclin démocratique. Former des citoyens, ce n’est pas « castrer » l’individu, le cloisonner dans un certain type de comportement, mais au contraire lui donner le goût de « soi » et lui permettre l’exercice de la citoyenneté comme un attribut essentiel de sa personnalité. Eduquer, c’est faire comprendre à l’enfant que son émancipation personnelle a tout à gagner du concept de citoyenneté. C’est lui prouver qu’il existe un versant « public » de sa créativité personnelle, une part de lui-même qu’il peut dédier – et en toute confiance- à la res publica.
C’est la raison pour laquelle le fait de réfléchir sur les nouvelles pratiques innovantes de la pédagogie, c’est travailler directement à la santé démocratique, en ce sens que cela revient à penser les fondements du projet démocratique. L’éducation est donc moins la conséquence de la démocratie que sa source.
C’est pourquoi, si enseigner des contenus est important, ce n’est sans doute pas l’enjeu principal de l’enseignement public. Aujourd’hui, quiconque veut apprendre se saisit d’Internet (…). Le patrimoine est en ligne, accessible quasiment à tous. Le problème n’est donc pas celui de la possession des savoirs mais celui de leur maîtrise et de leur valeur.
(…) Savoir ne suffit plus ; encore faut-il pouvoir se servir de ce que l’on sait et savoir pour quelles raisons et en vue de quoi l’on s’en sert. Quoi qu’il en soit, étant donné que les savoirs sont en ligne (…) il est logique que l’affaire de l’enseignant se recentre sur la « formation ». Donc derrière le savoir, le sens ; derrière le contenu, la valeur.
Autre point important : si l’enseignant a un rôle majeur à jouer au XXIème siècle, c’est parce qu’il est, avec le parent, l’un des derniers interlocuteurs du futur citoyen. (…) Si l’on veut pérenniser l’acte démocratique, il faut lui conserver sa vigueur, son souffle, son énergie créatrice. Il faut donc enseigner, non pas comment on le pense, des règles à suivre mais apprendre ce que créer du politique signifie. (…) Il faut éduquer les enfants de telle manière qu’ils soient capables de réfléchir à la signification de la norme et d’inventer les nouvelles formes de la démocratie. Avant d’être le lieu de l’apprentissage de l’ordre social, l’école est celui de la rupture, de l’innovation du politique, comme « en deçà » de la cohésion sociale.
L’école (…) non parce qu’elle formerait les citoyens à obéir et les inscrirait dans la norme, mais parce qu’elle les initierait au politique, et que l’initiation suppose nécessairement la rencontre de la tradition avec la création.
(…) Si l’école veut préserver la démocratie de ses pathologies et de ses dérives entropiques, il faut décidément qu’elle enseigne non pas des règles de vie (la société se chargera de cet enseignement-là) mais de la façon dont on les crée.
L’école doit, en quelque sorte, assumer un rôle de vigile démocratique. Elle doit veiller à maintenir la centrale énergétique de la démocratie, sa vitalité créatrice. Elle doit veiller à ce que les élèves soient en état d’inventer la citoyenneté de demain – sans jamais la subir ; bref elle doit tout faire pour que le « déclin » ne soit pas l’avenir de la démocratie. Or, l’on sait, et Michel Foucault l’a bien montré, que l’école est aussi un haut lieu du « pouvoir » dans la mesure où elle organise le maintien des élites en place, légitime les discriminations en pérennisant leurs structures (…) on est bien loin de ce que l’école devrait être.
C’est pourquoi, pour que l’école soit digne d’elle-même et atteigne son objectif, il importe qu’elle fasse découvrir à l’élève sa nécessaire part de créativité publique, son versant politique intrinsèque, qu’elle lui montre le lien qui existe entre « personnalité » et civilité : le politique et la démocratie sont indissociables du « génie » personnel de l’individu (…). »
Il me semble évident que les défis politiques, économiques, environnementaux, sociétaux auxquels nos jeunes vont nécessairement devoir faire face dans les prochaines années, nécessitent que nous fassions émerger leur créativité ainsi que leur capacité de réinvention des normes (sociales, économiques, de consommation etc.).
Notre rôle d’enseignant n’est-il pas de donner les meilleurs outils aux jeunes pour leur permettre de s’adapter à la société qui sera la leur ?